La conservation de la biodiversité animale et végétale
à laide du pâturage est lun des enjeux des
politiques environnementales européennes. Mais les connaissances
scientifiques et empiriques sont encore rares et les recommandations
techniques assez balbutiantes. Cest pourquoi, des chercheurs écologues
et zootechniciens du SAD se sont associés dans le projet REPAS
afin de modéliser en quoi la façon dont lanimal
choisit ses aliments peut modifier les capacités des végétaux
à coloniser plus ou moins rapidement un milieu. Les travaux sont
menés dans la Drôme, lArdèche et lAriège
avec des troupeaux de brebis mises au pâturage sur des landes
à genêts (Cytisus scoparius L., Genista purgans C. et Genista
cinerea DC.).
Des pâturages terra incognita
Depuis 1992, les politiques environnementales européennes sintéressent
aux pelouses, landes et fourrés, afin de conserver la biodiversité.
Sur ces espaces intermédiaires, situés entre les cultures
et les forêts de production, la directive Habitats",
rend à présent obligatoire lélaboration de
plans de gestion incitant les éleveurs à maintenir ou
à modifier la conduite de leurs troupeaux. Il sagit de
conserver des mosaïques de végétations
comprenant à la fois de lherbe, des lianes et des arbustes.
Les éleveurs sont pris très au dépourvu, car plutôt
enclins à lutter contre tout ce quils qualifient de saloperies,
cest-à-dire ce qui nest pas de lherbe homogène
et de qualité prévisible. De leur côté, les
gestionnaires de milieux (conservatoires, parcs naturels, forestiers...)
se contentent, à défaut dalternatives, de promouvoir
un pâturage extensif : peu danimaux par unité
de surface. Il en découle que, même rémunérés
dans le cadre de ces politiques, les éleveurs restent réticents
à se lancer dans laventure. Il nest en effet pas
simple de passer dun mode de pâturage fondé sur la
reproduction annuelle dune prairie à la gestion pluri-annuelle
de milieux végétaux complexes aux ressources alimentaires
très incertaines.
Les modèles traditionnels
En prairie, loffre alimentaire est généralement
caractérisée par la quantité et la qualité
de la biomasse présente. Mais les landes sont des milieux bien
plus composites et loffre y est estimée en donnant une
valeur intrinsèque à chaque plante. Comme dans le cas
des fourrages distribués à lauge, ces valeurs sont
additionnées afin destimer la valeur globale du milieu.
Cette démarche a linconvénient de ne pas beaucoup
sintéresser au point de vue de lanimal : celui-ci
compare les différents aliments disponibles et fait ses choix
en conséquence.
Les modèles de dynamiques de milieux préconisent la maîtrise
de la densité de lespèce végétale
dominante. La dynamique de population de cette espèce est analysée
selon une structuration en classes dâge et en stades de
développement. Or, quand cette population végétale
est pâturée, cela est insuffisant, puisque lanimal
discrimine chaque plant ; ce qui va créer entre eux des différences
à la fois morphologiques, génétiques et démographiques.
Associer des modèles autour du point de vue de lanimal
Nous avons observé chez des éleveurs : des brebis conduites
en troupeau et habituées à pâturer sur des landes
consomment chaque jour en abondance une grande diversité de plantes.
Leurs choix ne sont pas dictés par une hiérarchie fixée
une fois pour toutes de valeurs nutritionnelles, allant, comme on pouvait
le croire, de la meilleure à la plus mauvaise plante. En réalité,
dans leurs repas, les brebis associent régulièrement des
coups de dents sur des plantes très différentes afin de
maintenir stable la quantité ingérée par unité
de temps, le flux d'ingestion. La modélisation de
cette association régulière de plantes nous permet de
regrouper en deux catégories daliments le grand nombre
de plantes consommées (plus de 50 par jour) ; chacune de ces
catégories joue un rôle dans la motivation alimentaire
au cours du repas. Les graminées à feuilles larges ou
les arbustes comme le genêt, le grossier disent
les bergers, offrent à la brebis la possibilité de prélever
de grosses masses à chaque bouchée, et jouent ainsi le
rôle daccélérateur du flux dingestion.
Cette première catégorie daliments permet à
la brebis de consacrer ensuite du temps à consommer la seconde
catégorie, composée de petites graminées, des trèfles,
des fleurs..., le fin ; celle-ci ne permet de faire que
de petites bouchées et de brouter à flux réduit.
Sur la base de cette analyse du comportement de lanimal, nous
associons un modèle de nutrition animale et un modèle
d'écologie végétale de manière à
lier le temps très court et le temps long du processus de pâturage
: la motivation de lanimal à composer ses repas et la dynamique
sur plusieurs années dune population végétale
dominante. Cette association ne sopère pas, comme on pourrait
le croire, à une échelle de temps intermédiaire,
mais à un niveau plus fin encore, celui des prises alimentaires
sur des organes végétaux distincts : tiges, fleurs, fruits...
Nos catégories de végétation fondées sur
la motivation de lanimal nous incitent à considérer
les différences individuelles entre les plants de lespèce
végétale dominante : morphologie, comportements démographiques
et identités génotypiques au sein des populations.
Dans le cas des landes à genêts, le pâturage oriente
chaque plant vers des formats plus réduits qui ne produisent
plus ni fleurs, ni fruits. Lorsque lon désire maîtriser
les capacités denvahissement dune telle population
de genêts, il convient dinciter les brebis à brouter
certains organes-cibles.
Nous pouvons prévoir, par exemple, que les grandes tiges de genêts
seront particulièrement appréciées par les brebis
dans le cas où les autres végétaux disponibles
ne pourraient jouer le rôle daccélérateur
du flux dingestion. Cest souvent le cas sur des tapis dherbes
déjà bien consommés. De plus, lorsquil sagit
en saison de pâturer de grandes tiges de genêts produites
dans lannée, cela limitera la reproduction sexuée
des genêts, qui produisent plus difficilement des bourgeons floraux
sur des tiges plus âgées. Nous pouvons également
prévoir que labondance dherbes grossières
en périphérie des genêts incitera la brebis à
consommer davantage les fleurs et les gousses des genêts, ayant
ainsi un impact direct sur la fécondité de ceux-ci.
Une biodiversité pour tous !
Pour évaluer la valeur pastorale dun milieu, ces catégories
daliments constituent des entités plus pertinentes que
le relevé minutieux de toutes les plantes et de leurs qualités.
Il paraît en particulier important, lorsque lon désire
estimer loffre alimentaire sur une lande à faire pâturer,
de se soucier de la présence de végétaux qui permettront
aux brebis daccélérer leur flux dingestion
pendant le repas ; et cela jusquau dernier jour de présence
sur le lieu de pâturage.
Les points de vue apparemment contradictoires des gestionnaires de milieux
et des éleveurs peuvent se rejoindre, lorsque l'on prend en compte
le point de vue des brebis.
Pour les uns, soucieux de la biodiversité, l'enjeu est d'éviter
une banalisation du paysage par envahissement d'une espèce dominante.
Pour les autres, soucieux doffrir à leur troupeau de quoi
bien s'alimenter, lenjeu peut en réalité être
le même. En effet, une lutte trop radicale contre les broussailles
conduit à une homogénéisation excessive du milieu,
dans lequel les brebis ne retrouvent plus les aliments complémentaires,
le grossier et le fin, dont lassociation régulière
stimule lappétit.
Auteurs :
Michel Meuret, Cyril Agreil,
SAD Écodéveloppement, Avignon
Danièle Magda, Laurent Hazard,
SAD / E&A équipe Orphée, Toulouse
Source : Article paru dans la revue "INRA-Mensuel", Journal interne de l'INRA, juin 2002, 113 : 9-11