L'autre grande tendance est liée à la personnalité de Brice Lalonde et aux idées de Serge Moscovici. Celui-ci a joué un grand rôle dans la déconstruction de la modernité. Moscovici estime que si celle-ci libère l'homme des assauts d'une nature cruelle, elle le soumet en contrepartie à des contraintes pesantes : marché de dupe auquel il faudrait renoncer en revenant aux traditions naturelles et à l'enracinement. Contrairement à la tendance philosophique moderne qui invite l'homme à s'arracher à ses déterminismes, Moscovici refuse de diaboliser la nature et de magnifier la culture. Pour lui, il faut abandonner toute vision universaliste, forcément totalitaire, et favoriser l'expression spontanée de minorités naturelles. C'est ainsi qu'avec La société contre nature, (Union générale d'Edition, 1972) Serge Moscovici va poser les fondements d'une philosophie politique de l'écologie.
Cela commence par une remise en cause fondamentale, celle de la domestication. Celle-ci se fonde sur l'idée que la société doit lutter contre la nature pour imposer l'ordre et la paix, l'état de nature étant assimilé à un état de guerre. La domestication implique le contrôle de ce qui est naturel en nous (instincts, pulsions, etc.) et autour de nous (la nature à conquérir). Très vite, les principaux ennemis apparaissent : le judéo-christianisme, du fait de l'injonction biblique demandant à l'homme de « faire du monde un jardin », et la science rationnelle qui instrumentalise la nature.
ll s'agit donc de contester cette coupure nature-culture :
« Qu'est-ce qui permet de soutenir, si on ne le postule pas pour des raisons extrinsèques, religieuses ou philosophiques, que les lois sociales se séparent des lois bio-naturelles et s'y substituent ?»
Si la raison a eu l'avantage de libérer l'homme de craintes irrationnelles et de démystifier nombre de légendes, elle a commis le crime irréparable de « dé enchanter le monde ». Il faut donc ensauvager la vie en levant les tabous comme Ia prohibition de l'inceste, en laissant revenir les pulsions naturelles réprimées et en contestant toute autorité. Dans cette perspective, l'Etat devient l'ennemi absolu, parce qu'il va de pair avec la militarisation, le progrès scientifique et technologique. A l'inverse, la communauté, la famille élargie à plusieurs générations, le village, sont les lieux naturels de l'épanouissement humain.
Dans son livre Histoire de l'écologie politique, Jean Jacob remarque :
« L'éloge de la terre, de l'enracinement, du pays réel contre le pays légal, la référence constante à la nature sont des thèmes ancrés depuis plusieurs décennies à l'extrême-droite. Ce n'est qu'à la suite du mouvement de mai 68 que certaines interrogations proches ont à nouveau pu acquérir droit de cité dans le débat intellectuel et sortir de l'opprobre dans lequel les avait jetés le régime de Vichy.»
Moscovici se revendique de cette filiation subversive et non bien sûr de la tradition réactionnaire. Néanmoins, certains passages de son oeuvre font vraiment penser au naturalisme conservateur :
« Le régime des castes est la tentative la plus élaborée qu'on ait faite pour identifier l'ordre naturel à l'ordre social, la reproduction sociale et la reproduction biologique avec la reproduction naturelle, bref pour atteindre l'équilibre parfait.»
Moscovici n'est pas seul. Il gravite dans une nébuleuse contreculturelle l'on trouve les sociologues Edgar Morin et Alain Touraine, les écrivains régionalistes Robert Laffont et Bernard Charbonneau, les écologistes du groupe ECOROPA et le Groupe des Dix de Jacques Robin. Dès le début des années 70, il rejoint les Amis de la Terre où il rencontre Brice Lalonde, qui deviendra son porte-voix en politique. Moscovici, lui, même s'il a été parfois candidat à des élections, ne croit pas à la construction d'un parti écologiste centralisé. II préfère la notion de réseau fédérant des mouvements féministes, écologistes, régionalistes, pacifistes. Moscovici a eu une certaine influence sur la deuxième gauche, notamment sur Alain Touraine qui travaillera pendant deux ans sur le mouvement antinucléaire. Dans La Prophétie antinucléaire, (Seuil, 1980) il écrit :
« Explorant les luttes sociales d'aujourd'hui pour y découvrir le mouvement social et le conflit qui pourraient jouer demain le rôle central qui a été celui du mouvement ouvrier et des conflits du travail dans la société industrielle, nous attendons de la lutte antinucléaire qu'elle soit la plus chargée de mouvement social et de contesta tion, la plus directement porteuse d'un contre-modèle de société.»
C'était l'époque où André Gorz parlait d'« électrofascisme » à propos d'EDF. Tout un courant de la deuxième gauche et de l'extrême-gauche identifiera ainsi l'énergie nucléaire au totalitarisme, parce qu'elle incarne au plus haut point les valeurs de l'Etat-nation : armée, centralisation, progrès technique. Le slogan « société nucléaire, société policière, société totalitaire » sera l'un des mots d'ordre qui conduira à des assassinats d'ingénieurs et de dirigeants du secteur nucléaire, au premier rang desquels Georges Besse et René Audran.
En réalité, ce contre-modèle fera long feu. Brice Lalonde commencera sa carrière dans un rôle de « gauchiste romantique » selon sa propre expression. Il la terminera assez lamentablement auprès du libéral Alain Madelin après avoir tenté de manger à tous les rateliers. Entre-temps, il aura été candidat de tous les écologistes à l'élection présidentielle de 1981 (3,9% des voix) ; en 1984, il dirigera la liste ERE (Entente radicale écologiste) aux élections européennes, avec Olivier Stirn et François Doubin. En 1988, il soutient François Mitterrand pour un second mandat, ce qui lui vaudra un portefeuille de ministre de l'Environnement dans le gouvernement Rocard. C'est à cette époque qu'il lance son mouvement Génération Ecologie, avec de prestigieux parrainages (Haroun Tazieff, le Pr Minkowski, Jean-Louis Borloo, Bernard Clavel, Noel Mamère, etc.). On trouve aussi des militants écologistes de la première heure tels que Corinne Lepage et son mari Christian Huglo, Hugues de Jouvenel, le responsable des Futuribles, les journalistes Guy Konopnicki et Guy Aznar, ou encore la député socialiste Marie-Noëlle Lienemann. Le succès initial aux élections régionales de 1992 se révélera être un feu de paille et le mouvement se délitera très vite du fait de la pratique autocratique de Brice Lalonde, qui n'est finalement libertaire que vis-à-vis du pouvoir des autres. La versatilité de la ligne politique de Lalonde et la montée en puissance de Dominique Voynet au sein des Verts feront le reste. L'essentiel des fondateurs quitte le mouvement pour créer des mouvements dissidents qui iront, au bout de quelques années, rejoindre les Verts. Brice Lalonde continuera seul son chemin en soutenant successivement Michel Rocard, Edouard Balladur, Raymond Barre, Jacques Chirac et Alain Madelin.