Audrey Garric, journaliste au Monde, n'est pas sortie de l'enfance

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Audrey Garric, journaliste au Monde, n'est pas sortie de l'enfance

- Les loups attaquent-ils encore les enfants?

Par Audrey Garric (Blog Eco(lo))
Publié le 08 juin 2015 à 11h54

C'est une nouvelle prompte à relancer de plus belle la guerre entre les "pro" et les "anti" loup. Samedi 6 juin, Romain Ferrand, âgé de 16 ans, affirme avoir été attaqué par une meute de loups à Seyne-les-Alpes, à la lisière de la forêt de la Blanche, dans les Alpes-de-Haute-Provence. Vendredi soir, vers minuit, l'adolescent indique avoir entendu des aboiements et des meuglements dans l'exploitation bovine de son père, déjà attaquée par le passé par des prédateurs. Il raconte à La Provence qu’il a vu des yeux briller dans le noir et réussi à dénombrer neuf carnivores adultes et quatre louveteaux. "Encerclé par la meute", le jeune homme, qui portait des béquilles, dit avoir tiré en l'air, mettant les loups en fuite alors qu'ils étaient à une vingtaine de mètres de lui. "J'ai eu la peur de ma vie, je suis sûr qu'ils m'auraient sauté dessus", confie-t-il au quotidien régional.

"On s'en doutait, ils se sont habitués à nous depuis des mois qu'ils rôdent autour de la maison, on les a même vus plusieurs fois fouiller dans les conteneurs d'ordures ménagères à l'entrée du hameau, ils n'ont plus peur", confirme leur père dans les mêmes colonnes.

Suite à cet incident, précise Le Dauphiné libéré, le député bas-alpin Christophe Castaner a demandé au préfet un arrêté de prélèvement de loups, c'est-à-dire l'autorisation de tuer un canidé, afin d’empêcher “cette meute de s’approcher des habitations et effrayer la population”.

"On est très étonnés par cette histoire, qui présente beaucoup d'incohérences, réagit Jean-François Darmstaedter, secrétaire général de l'association de protection des loups Ferus. Les meutes dépassent rarement six à sept individus, et il n'y a pas de louveteau à cette période de l'année puisque les louves sont en train de mettre bas. Le jeune homme parle également de loups qui auraient des colliers et d'une personne qui dirigeait le loup de loin. Cela ressemble à un coup monté."

Attaques très rares

La question du loup anthropophage, si elle est récurrente, n'est pas évidente à trancher tant elle s'avère sensible. "Les loups ne s'approchent pas des villages et sont invisibles la plupart du temps, assure l'ethnozoologue et spécialiste du prédateur Geneviève Carbone. Il y a eu quelques attaques sur l'homme, mais elles sont extrêmement rares et surviennent dans des situations très précises, comme en Inde, où des jeunes enfants avaient été touchés quand ils étaient seuls et surtout très faibles. Il existera toujours un risque, comme avec les chiens."

"On n'a pas le droit d'affirmer que le loup ne s'en prend jamais à l'homme, qu'il s'agit de légendes. Les cas d'attaques récentes existent. Mais elles ne surviennent que très rarement et dans des conditions très particulières", prévient Jean-Marc Moriceau, professeur d’histoire à l’université de Caen et membre de l’Institut universitaire de France. Aujourd'hui, les attaques sont sans commune mesure avec celles du passé, lorsque des enfants, chétifs ou malades, gardaient des troupeaux dispersés, près des forêts, dans un environnement où les loups étaient très nombreux. La vulnérabilité des hommes était alors bien plus grande."

Spécialiste de la relation entre le canidé et l'humain, l'historien a entrepris, depuis 2002, une vaste enquête de recension des attaques humaines causées par Canis Lupus en France. Basée sur des archives publiques – registres paroissiaux d'état civil, rapports administratifs et médicaux –, elle conclut à 10 000 victimes humaines de loups entre le Moyen-Age et le début du XXe siècle, jusqu'à l'éradication des derniers canidés. A l'époque, l'Hexagone comptait entre 10 000 et 20 000 loups, répartis sur l'ensemble du territoire – contre 300 aujourd'hui.

Loups enragés vs loups prédateurs

"Il faut distinguer entre deux grands types de situations : les loups enragés [qui ont contracté la rage et peuvent la transmettre], responsables de 4 300 victimes, et les loups prédateurs, qui ont tué 5 300 personnes, essentiellement des enfants entre 5 et 15 ans, ainsi que des femmes qui travaillaient dans les champs et dans les prés", précise Jean-Marc Moriceau, qui rappelle que les prédateurs se sont surtout attaqués aux cadavres d'hommes et aux blessés à la suite des guerres civiles, des famines ou des grandes épidémies. "Ces attaques de prédation sont souvent le fait de loups "solitaires" et non de meutes entières, écrit-il dans son dernier ouvrage sur la question, Le loup en questions, fantasme et réalité. Occasionnellement, des animaux en dispersion ont profité de circonstances favorables pour devenir mangeurs d'hommes. Par rapport à la population totale des loups, ils étaient l'exception : de 1 % à 2 % des loups adultes et souvent moins."

Depuis le retour de Canis Lupus dans les Alpes en 1992, et sa recolonisation d'un tiers du territoire à la faveur de textes protecteurs et d'une extension des forêts, aucune attaque d'homme n'a été recensée en France.

Voir notre carte interactive: Le loup a fortement étendu son territoire en vingt ans

Ailleurs dans le monde, les cas d'attaques délibérées sont extrêmement rares au cours du XXe siècle. Si la bibliographie est faible en la matière, deux études publiées en 2002 ont tenté de documenter ces interactions entre grands carnivores et humains. Le premier, le rapport de Mark McNay, qui portait sur le Canada, a reconnu l'existence d'attaques de loups non enragés sur six enfants entre 1994 et 2000. La seconde enquête, internationale cette fois, menée par John Linnell, ne relève aucune attaque de loup ces vingt dernières années en Europe ou en Amérique du Nord. Elle dénombre en revanche 273 enfants tués en Inde, essentiellement en raison de loups enragés.

"Actuellement, le risque d’une attaque de loups tant en Europe qu’en Amérique du Nord semble très faible malgré l’accroissement du nombre de loups (...) L’humain ne fait pas partie des proies naturelles du loup, conclut l'étude. Quand la fréquence des attaques de loups est comparée à celle des autres grands carnivores, il est évident que les loups sont parmi les moins dangereux. Toutefois, les cas où des humains ont été attaqués, blessés ou tués par des loups, ajoutés à notre peur culturelle de la vie sauvage, elle-même renforcée par les historiens et toute la mythologie, permet de mieux comprendre pourquoi les loups ont été perçus comme une menace pour le genre humain."

Lire l'entretien avec le philosophe et naturaliste Yves Paccalet : Requins, loups, ours : sont-ils vraiment des mangeurs d’hommes?

Auteur: Audrey Garric
Source: Le Monde du 8 juin 2015