Pyrénées, refus de la garde et regroupement des moutons en montagne

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troupeaux en escabots et contrôle sanitaire

Sous le titre "Quand les "pro-ours" donnent raison aux éleveurs pyrénéens", Louis Dollo a mis en ligne un article montrant comment certains des plus farouches partisans de la cause de l'ours, sans même s'en rendre compte, avancent des arguments qui justifient... le refus par les Pyrénéens des systèmes de garde contrainte et troupeaux sans cesse regroupés, vendus avec le plan ours.
Dans le document cité dans l'article, il s'agit des concentrations de bêtes domestiques comme vecteurs de maladies, "vers la faune sauvage" mais tout autant à l'intérieur même du troupeau ainsi regroupé ce que le rédacteur du document "oublie"...

Je propose ci-dessous un extrait d'un travail en cours, où j'aborde ce problème.

Bruno Besche-Commenge - ASPAP/ADDIP - Septembre 2008

/ Extrait/ - "Le refrain, entonné par toutes les associations pro-ours, des troupeaux partout abandonnés, errant, dévorés par les mouches, est une caricature. Il grossit certains traits, gomme les autres, exagère un aspect de la réalité, généralise, oublie, comme par hasard, le contexte et tout ce qui se déroule bien!

"Moi aussi cependant je connais des estives où les bêtes restent seules quelques jours quand, au plus fort de l'été, les éleveurs n'ont pas d'autre choix: il faut, au village, assurer la récolte de foin pour l'hiver, ou le salaire d'appoint d'un travail saisonnier, parfois les deux en même temps.

"Sur certaines montagnes et à certaines périodes, les bêtes sont seules parfois trop longtemps. Mais il faut là aussi arrêter de généraliser et dire n'importe quoi. Ce n'est pas la situation la plus représentée, aucun éleveur obligé de fonctionner ainsi ne s'en satisfait. C'est tout simplement qu'il n'y a pas encore assez de bergers, loin de là, les candidats ne sont pas légion, on ne peut les former d'un coup de baguette magique, et le métier est rude, on y démissionne beaucoup et c'est compréhensible.

Harry Potter ou Marie-Antoinette, ce n'est pas dans la vraie vie: "Cette image de carte postale, de rêveur perdu dans la montagne nous colle à la peau et certains stagiaires s'aperçoivent un peu tard de leur désillusion", notait François G. en 2006, dans un texte où il analysait sa pratique à la fois de berger et de maître de stage pour les jeunes désireux d'apprendre le métier.
Témoignage publié dans le Bulletin de l'Association des Pâtres de Haute-Montagne: "D'une transhumance à l'autre", mai 2006, pages 10-11/.

"Moi aussi j'ai vu des pattes cassées qui auraient dû être plâtrées, c'est l'exception et elle est rare: une brebis ou plusieurs qui s'échappent, s'isolent, cela a toujours existé, surtout dans des montagnes escarpées, aux contre-crêtes et aux pierriers nombreux. Les fugueuses étaient souvent la cause de ces très nombreux conflits entre estives attestés depuis le Moyen-Age: même quelques bêtes seulement, elles étaient perçues comme une agression lorsqu'elles débordaient ainsi sur l'estive voisine; selon l'état des relations entre les montagnes limitrophes, ou cela se réglait à l'amiable, ou les bergers ainsi "envahis" saisissaient officiellement les envahisseuses (saisir se disait pinhorar et on dit encore en français pignorer), et leurs propriétaires avaient un très bref délai pour venir les récupérer en payant une amende avant qu'elles ne soient vendues.

"Pour les Pyrénées de l'ouest, le droit de saisie était même très violent puisqu'il autorisait, en Soule particulièrement, que soient tuées les bêtes capturées, sous certaines conditions cependant, on ne parlait pas alors de pignorage mais de carnal, du mot era carn qui signifie la chair, la viande. Fin XVIII° encore, la communauté soulétine de Haux protestait contre ses voisins béarnais qui pratiquaient ainsi ce "droit extraordinaire et odieux en lui-même". Et elle décrit une situation qui montre que là aussi la semi-liberté était une réalité issue des caractéristiques du relief entrecoupé des pays de montagne, "on ne peut pas être partout ni tenir continuellement le bétail sous ses yeux".
Christian Desplat, La Guerre oubliée, guerres paysannes dans les Pyrénées (XII°-XIX° siècles) - J & D Editions, 1993, ISBN: 2-906483-88-5 - pp. 32-33.

"Mais même en étant partout et continuellement, n'importe quel éleveur ou berger vous dira que l'on peut très bien ne pas voir certaines blessures cachées. Il est impossible d'inspecter chaque jour chaque bête en montagne. Calculons: 300 à 400 brebis par berger, c'est le nombre conseillé par le kit-clé-en-main vendu avec le plan ours; 2 minutes pour attraper chacune et l'observer (là, si vous y arrivez, même 100, vous êtes un surhomme); 300 multiplié par deux = 600 minutes, soit dix heures de travail quotidien; semaine de 35 heures pour les salariés; plus de 500.000 ovins "montagnent" dans le massif; inspection tous les jours de chaque bête; normalement on devrait très vite, dans les Pyrénées, régler le problème du chômage, au moins en été! Ca compensera les usines qui ferment, et on fera des collectes pour payer les bergers.

"Quant aux mouches .... cela nous est arrivé il y a peu encore sur l'estive que je fréquente depuis bientôt 40 ans. Alors que le troupeau ne reste jamais 24 heures sans voir personne, que les brebis sont régulièrement suivies, mais toujours en semi-liberté, escabots dispersés, couchage en crête la plupart du temps, impossible d'attraper un bélier qui s'était arraché une corne et que les mouches dévoraient. L'éleveur-berger tenait beaucoup à ce bélier, très beau: les beaux béliers sont rares même après des années de sélection pour sauvegarder une race autochtone, et c'est ici le cas.
"Nous avons tout fait, passé des heures, à plusieurs ou seuls, discrètement, à l'affût, pour tenter de le capturer, impossible. Il est mort salement, et l'on en parle encore car il était très beau. Qu'aurait pensé un randonneur - vous, peut-être - s'il avait croisé ce bélier sanguinolent, souffrant, et pour qui, malgré tout, nous n'avons pu rien faire? On avait même pensé à le tirer, comme un gibier, on aurait sans doute dû, jusqu'au bout on a cru pouvoir le sauver.

"La série de photos suivantes montre la méthode classique pour repérer l'état des bêtes. Elle suppose la maîtrise de savoirs qui ne s'acquièrent qu'avec de l'expérience, plus encore peut-être que pour d'autres métiers: les bases techniques de cette expérience en effet ne peuvent s'apprendre ailleurs que sur le terrain. Berger ou berger-éleveur, c'est comme enseignant ou médecin, vous pouvez avoir toutes les connaissances théoriques requises, être très fort dans votre spécialité, l'élève ou le malade il n'y a que le malade ou l'élève pour vous l'apprendre. La brebis ou la vache, c'est pareil. Rien d'étonnant: on travaille et vit là avec du vivant. Et, pour le bétail, dans l'intimité de cette matière qui souvent dégoûte ou inquiète dans nos vies quotidiennes: le sang, l'urine, les excréments, la chair, les glaires et les humeurs liquides, l'accident possible, la mort aussi, inéluctable.
"Quasiment tous les apprentis bergers débutent sans aucune expérience de cette intimité: ce n'est ni facile ni rapide de commencer à s'y sentir à l'aise.

Les brebis étaient dispersées en "escabots", à la fois pour respecter leurs choix de pâturage, ne pas faire peser sur les mêmes emplacements un trop grand nombre de bêtes qui dégraderaient le sol, et bien profiter de toutes les niches où poussent les meilleures herbes. Ce jour là, elles ont été rassemblées pour les descendre à la cabane. Aux alentours de 600 têtes, à plusieurs propriétaires. Les photos datent de 1976.

"Dans le fonctionnement pyrénéen en semi-liberté, les bêtes ne sont pas toujours systématiquement rassemblées matin et soir comme à l'armée, et même lorsqu'elles le sont il est impossible de les isoler une à une pour s'assurer de l'état de chacune. Pour les inspecter toutes, il n'y a qu'un seul moyen. Il y faut deux savoirs qui ne s'acquièrent qu'à la longue. Le premier: bien connaître la topographie de sa montagne, il peut s'acquérir assez vite, il suffit de beaucoup marcher. Le second demande une longue expérience des bêtes, de leur comportement, de leur attitude (la même qui permet aux parents de voir, il faudrait dire "sentir" que leur enfant ne va pas bien), il y faut aussi un coup d'il que tout le monde ne possède pas, une excellente mémoire visuelle, il y faut des années.

"Il faut alors les orienter vers un passage obligé dont on sait qu'elles devront l'emprunter une à une, ou à peu près. Et là, au coup d''il, car elles passent très très vite, il "suffit" de voir, c'est à dire: les reconnaître bien sûr pour isoler ensuite, à la cabane, celles qu'on devra observer de plus près, repérer ce qui cloche chez certaines; et si une fracture se remarque en général assez vite, d'autres problèmes sont bien moins apparents.

"Au demeurant, lorsque le berger ou l'éleveur-berger monte pour simplement surveiller ses bêtes, les lancer vers telle ou telle partie de la montagne, son sac est toujours chargé du nécessaire de soins: bandes de gaze plâtrées en cas de fracture à contenir, bouteille d'eau s' il n'y en avait pas sur place pour humecter ce plâtre, matériel pour soigner les ongles, les maladies des pieds, et tout une pharmacie qui devient vite très lourde, surtout s'il faut y ajouter les croquettes d'un ou plusieurs patous!

"Rassemblées près de la cabane, ce n'est plus un troupeau, c'est un tas. Elles ne s'y plaisent pas, y restent par force avec les chiens qui tournent autour. Ce serait pire dans ces parcs de couchage que propose le plan-ours. Des propriétaires sont montés ce jour là, et c'est la seule façon de faire le point pour tout le troupeau. Dès qu'elles seront de nouveau libres, elles partiront comme elles le font toujours: deux, trois d'abord, puis par petits groupes. Les mieux placées, le nez enfoui sous les rochers à l'ombre de la falaise, attendront encore un peu, puis d'un coup plus personne.

"En fait, l'inspection du bétail est bien plus facile et plus sûre lorsque les bêtes sont dispersées en petits escabots, elles sont aussi moins affolées, moins pressées par les autres: on a alors l'occasion et le temps de bien les observer, de les photographier dans sa mémoire si on ne les connaît pas encore, en début d'estive. C'est du temps gagné et du savoir acquis pour toute la suite de la saison. Pour lutter contre les dégâts de la mouche qui pond ses larves sur les plaies ou les zones humides des brebis, Adrien Castéran, berger des Hautes-Pyrénées, pensait même que "avec des brebis groupées, il est possible que les mouches fassent plus de dégâts."
R. Ratio, "Adrien, le dernier berger des Pyrénées" - éditions Cairn, 2006, ISBN 2-912233-31-3 - page 155.

"La dispersion offre aussi un autre avantage sanitaire, que les vaccinations et les traitements vétérinaires devenus banals aujourd'hui nous ont fait quelque peu oublier: la prophylaxie sous sa forme la moins coûteuse, prévoir la possibilité d'une épidémie, et la contrer en adoptant par avance un système de gestion des troupeaux qui fragmente le risque en fragmentant le troupeau en escabots séparés. Le risque existe, on l'assume mais on limite ses effets. Plus "naturelle", cette façon de contrer le mal devrait plaire à tous ceux aujourd'hui qui trouvent que le bétail est trop traité chimiquement, trop médicalisé, ce sont pourtant souvent les mêmes qui défendent les importations d'ours et le mode de gardiennage regroupé du kit vendu avec.
Paradoxe supplémentaire!

"Certains éleveurs-bergers ariégeois que j'enregistrais dans les années 1970-80, Vincent de Baratch qui vient de mourir à 85 ans alors que j'écris ces lignes, me racontaient comment, dans les années 50, ils avaient dû redescendre en catastrophe au village les cochons qu'ils nourrissaient à la cabane avec le petit lait des fromages. L'un d'eux avait présenté les rougeurs caractéristiques de la fièvre aphteuse. Pour éviter la contagion, il avait fallu ainsi disperser le cheptel, chacun regagnant alors sa maison. Les cochons remontèrent plus tard dans la saison.

"Aux mêmes dates, sur ses montagnes des Hautes-Pyrénées, et pour les mêmes raisons, Adrien Castéran mettait en oeuvre la même prophylaxie qui ne coûte strictement rien. En 1951, il quitte définitivement la maison familiale pour se consacrer aux brebis. Un propriétaire l'engage comme berger sur la montagne des Quatre Véziaux d'Aure. Le troupeau va montagner entre Grand et Petit Arbizon, et Pic de Montfaucon. Adrien Castéran procède alors ainsi:

"Il se souvient de la fièvre aphteuse /.../ la bête en meurt parfois/.../. Apparemment le troupeau est sain mais on ne sait jamais avec les virus, bactéries et organismes de cette nature. /.../. Ainsi, pour éviter la contamination, Adrien va éparpiller le troupeau et si par hasard une brebis est atteinte, elle sera en contact avec un petit nombre qu'il suffira de faire redescendre à la maison. Le procédé est simple, logique, mais la tâche du berger sera plus lourde pour passer en revue tous les matins l'ensemble des "paquets" dispersés aux quatre coins de la montagne" /op. cité, p. 71/.

"Rien n'est simple, on le voit, avec les problèmes de garde: ils supposent la maîtrise de nombreux paramètres et que l'on prévoie usqu'à ... l'imprévisible. Au demeurant, même dans le mode de gardiennage contraint que le plan-ours propose, si peu favorable au bien-être du bétail, si peu pyrénéen, si destructeur de ce savoir des lieux que les brebis se transmettent de mère en progéniture, ce plan-ours souffre d'un illogisme dont je pense qu'il ne peut qu'étonner: lâcher ainsi les fauves grands seigneurs et grands carnivores, AVANT que ne fussent formés et présents les chevaliers-bergers sensés en protéger la plèbe des troupeaux, c'est, semble-t-il, mettre avant les boufs la charrue!

"C'est être irresponsable. Mais les ânes et imbéciles sont pyrénéens, ça compense."

B. Besche-Commenge - ASPAP/ADDIP - Septembre 2008