- B) Conséquences au delà des pertes ponctuelles
- B1) Le contexte actuel
Comme sur le versant français des Pyrénées Atlantiques, le système roncalais repose essentiellement sur la traite des brebis et la fabrication du fromage. Le queso Roncal possède une AOC depuis le 2 mars 1981. Il est fabriqué à partir du lait cru des brebis de deux races autochtones: Lacha et Rasa.
Comme du côté français (Béarn, Pays Basque), en estive les troupeaux sont partagés en deux groupes: les "vides" d'un côté: brebis non traites pour diverses raisons, agneaux,
agnelles de renouvellement; de l'autre les brebis traites. Le premier groupe occupe des pâturages excentrés par rapport au second qui doit rester à proximité des cabanes où il est
trait matin et soir. Mais la saison de traite s'achevant entre fin juillet et mi-août, ce troupeau est alors l'objet d'une gestion plus libre, moins contraignante pour les bêtes,
pour les bergers, et pour le milieu où il se disperse alors davantage au lieu de rester relativement concentré sur des espaces de proximité qui, s'il en était autrement,
risqueraient dans certains cas le surpâturage.
Ouest de la chaîne où traite et fromage feraient que les troupeaux sont tous gardés en continu, centre et Est où l'orientation viande s'accompagne d'un mode de garde moins strict,
plus diffus, cette opposition avancée pour tenter de justifier une situation occidentale favorable à des importations d'ours est une caricature: la présence permanente du troupeau
des "vides" sur des pâturages éloignés des cabanes donc des hommes, la fin de la saison de traite en cours d'été, ces deux réalités font sur ce plan des systèmes pastoraux
occidentaux l'équivalent des autres sur la chaîne.
D'autre part, en Navarre comme partout, on est au XXI° siècle. Ce qui a de multiples conséquences, deux sont essentielles pour comprendre les contraintes du système pastoral actuel
1- perte démographique très importante par rapport aux véritables crues des premières décennies du XIX°; l'étiage atteint parfois aujourd'hui sur toute la chaîne des niveaux où l'avenir même de certains villages est en cause, pour d'autres par contre un léger renouveau permet d'être plus optimiste même si ces frémissements sont encore fragiles.
2- beaucoup moins de main d'oeuvre, jadis essentiellement familiale, pour s'occuper des bêtes alors que les modes de vie, les difficultés économiques, les incertitudes européennes
de la Politique Agricole Commune, celles des politiques nationales, obligent à en tenir beaucoup plus sans être pour autant assuré d'un revenu décent. Les cadets, les sans-terre,
auxquels était jadis confié le troupeau familial des "vides", et qui passaient avec elles de longs mois isolés sur les pâturages les plus éloignés des signes d'humanité, dans
des conditions de vie très précaires, ces cadets n'existent plus. Faut-il le regretter, revenir au temps de ce quasi esclavage alors consenti pour assurer la sauvegarde de cette
institution pyrénéenne centrale: "era casa", la maison?
Consenti jadis? Pas toujours en fait, on sait comment dans toutes les Pyrénées certains se révoltaient, émigraient déjà, ou partaient fonder à part des hameaux, objets de conflits
avec le village centre, souvent situés sur des versants d'ubac jusqu'alors non habités parce qu'à l'ombre. Rien déjà n'était simple ni sans contradictions.
Lors des importations d'ours slovènes, en 2006, M..., l'éleveur roncalais qui nous a accueillis, avait écrit à Mme Nelly Olin, alors ministre de l'Environnement, un courrier en français, qu'il avait essayé sans succès de lui faire parvenir, nous le mettons par ailleurs en ligne afin qu'il soit enfin connu: il n'est jamais trop tard. Perte démographique, refus d'imposer aujourd'hui à qui que ce soit des conditions de vie et de travail que tout un chacun se refuse à lui même dans son propre métier et qu'il serait scandaleux de réactiver au prétexte des ours et des loups, difficultés liées aux politiques agricoles, ces réalités communes à tous les éleveurs pyrénéens ou alpins étaient l'objet dans sa lettre d'une analyse remarquable:
"L'émigration qui supporte les Pyrénées est une réalité qui nous a blessés, et nous blesse encore. Cela se doit en grande partie, à une politique qui, en plus de tirer le plus grand
profit de nos ressources, n'a pas voulu nous voir et elle n'a été que néfaste pour nous." /.../
"Nos comptes sont assez justes, voire parfois déficients tout en travaillant dans le secteur.
Et vous, Mme le Ministre, vous en êtes responsable en tant que cocréatrice et représentante de la politique agraire que nous subissons." /.../
"Et aussi vous avez tort de croire à la paresse et à l'irresponsabilité des gens du métier comme on peut en déduire de la propagande du FIEP.
Il nous semble simplement que nous avons le droit d'évoluer dans notre propre travail et en aucun cas il nous paraît convenable d'envoyer nos enfants ou nos vieillards surveiller
les troupeaux dans la montagne comme il y a soixante ans car, eux comme nous sommes des personnes autant que vous."
- B2) Conséquences dans ce contexte
Il faut auparavant souligner trois faits passés sous silence par les partisans des importations d'ours:
- les pics démographiques du début du XIX° ne tombaient pas du ciel, il avaient été précédés d'une croissance continue dans le dernier tiers du siècle précédent que traduit alors, partout, l'importance des défrichements dans des zones éloignées des villages, et difficiles. Cette extension de la sole cultivée, l'augmentation des cheptels essentiellement alors pour leur fumier sans quoi nulle récolte, tout cela avait déjà créé des conditions de milieu où l'ours avait de moins en moins sa place (pour certaines zones, les documents d'archive permettent avec certitude de se rendre compte que cette situation était déjà créée bien antérieurement: trop de troupeaux, trop d'hommes pour que l'ours ait un territoire).
- pour la surveillance des troupeaux: l'abondance de main d'oeuvre disponible excédait même les besoins (d'où les migrations, d'abord saisonnières); pourtant les prédateurs étaient alors redoutés, combattus, chassés. La présence partout d'hommes, d'enfants, parfois de femmes, nuit et jour auprès des troupeaux, n'empêchait nullement le prédateur d'attaquer dans les zones où il était encore présent. Très tôt les ours ainsi chassés furent obligés de se replier sur des zones moins favorables où déjà leur population n'était que relictuelle et condamnée.
- pour les ours: contrairement au chiffre de 50 avancé par les partisans des réintroductions, des travaux scientifiques récents sont venus confirmer ce qui était déjà bien connu: pour être viable, et encore simplement à court terme, une population d'ours doit compter autour de 150 individus, à long terme plusieurs centaines sur des milliers de km2. Il ya très longtemps que ces conditions n'existent pas plus en Béarn, en Navarre, qu'ailleurs dans le massif.
- B2 a) Les "vides"
Aujourd'hui donc, à l'Ouest de la chaîne et sur les deux versants, il y a toujours ces deux troupeaux: les "vides" d'un côté, les traites de l'autre, et la saison de traite s'achève en cours d'estive pour ne pas épuiser les mères en train de porter un nouveau petit. Cette contrainte est incontournable, elle relève du congé de maternité. Mais il y a beaucoup moins de main d'oeuvre familiale, et il serait totalement impossible économiquement de salarier ne serait-ce que le quart des personnes qui assuraient alors cette surveillance, au demeurant on ne les trouverait pas.
Concrètement, le même éleveur ou berger censé garder ou surveiller les deux troupeaux, est souvent celui qui trait, doit ensuite fabriquer le fromage; et même s'ils sont deux ou trois, cela reste insuffisant pour l'ensemble des tâches compte tenu, nous l'avons dit, de l'accroissement des cheptels économiquement indispensables, du terrain à parcourir, des pistes pas toujours existantes, et de l'évolution des conditions de vie ... à moins de remettre en cause droit au repos, à une vie de famille etc ...
L'ours, lui, comme autrefois, frappe sans prévenir et lorsqu'il le décide pas grand chose l'en empêche, encore moins aujourd'hui où il est protégé: en vallée de Roncal, cette année 2009, entre avril et fin juin, il a attaqué 5 fois un troupeau d'Isaba (4 brebis mortes et 4 disparues) alors que tous les soirs l'éleveur dormait avec son troupeau, par tous les temps, comme les cadets de jadis! Mais ce qu'on faisait jadis dans un tel cas, est aujourd'hui baptisé "crime" par certains.
M..., l'éleveur qui nous accueillait, fait depuis plusieurs années un gros travail d'amélioration génétique sur son troupeau qui est de ceux où la productivité laitière par bête est devenue la plus élevée. En 1997, nul ne l'avait prévenu de la présence de l'ours. Comme toujours, il avait laissé le troupeau des "vides" sur leur montagne accoutumée, parmi elles des agnelles fruits de l'accouplement des mères avec des béliers sélectionnés: 25 furent tués par l'ours, plus 1 brebis "vide". Rebelote l'année suivante: il trayait alors 210 brebis, environ 140 formaient le troupeau des vides, nouvelle attaque, 25 agnelles améliorées tuées, plus cette fois 2 brebis. M... nous faisait remarquer: "il tue pas les vieilles mais les jeunes, ce qui est bon", et il nous précisa que ces deux attaques firent chuter pour plusieurs années la courbe de progression laitière de son troupeau: il fallut du temps pour compenser la perte de ces agnelles améliorées.
Le troupeau des "vides" reste donc le plus constamment menacé: un souci angoissant pour tous les éleveurs que nous avons rencontrés. La situation est insoluble: ce troupeau est
indispensable pour assurer l'équilibre et la continuité du cheptel, il ne peut être en concurrence avec les brebis traites sur le pâturage moins éloigné de la cabane, il exploite
pour se nourrir des niches différentes où il se répartit en fonction de ses besoins, des disponibilités fourragères, du temps et des moments, "et en aucun cas il nous paraît
convenable d'envoyer nos enfants ou nos vieillards surveiller les troupeaux dans la montagne comme il y a soixante ans". Insoluble.
Mais le problème se pose aussi pour le troupeau des "traites", y compris en période de traite.
- B2b) Les traites
En 1998, la rumeur d'une présence d'un ours en Navarre inquiète les éleveurs qui se renseignent auprès du garde. Celui ci leur répond que l'ours est parti. Dans la zone concernée,
l'éleveur a comme d'habitude placé à part son troupeau de "vides", mais par prudence il décide de dormir avec ses brebis traites. En 20 jours, l'ours en tue 27. Comme dans la
situation que nous avons vu au printemps 2009 pour les "vides", la présence nocturne de l'homme dans son troupeau, avec toute la dureté que cela signifie pour sa vie quotidienne,
n'avait pas empêché les attaques en période de traite.
Mais lorsque les bêtes sont taries pour leur laisser le temps de se refaire pendant la gestation, elles deviennent alors à leur tour plus libres, s'éloignent de la cabane pour
exploiter les zones réservées à cet effet et qui les attendaient. Elles courent alors les mêmes risques que les vides. M... a connu aussi cette situation, la même année 1997 où
il perdit 25 agnelles améliorées dans le troupeau des "vides".
Je rapporte ses propos comme je les ai notés: en septembre, il avait passé le troupeau tari "sur la montagne Eikeradakoa, à Soroa, ça veut dire prairie naturelle en basque". La nuit avait été mauvaise, pluvieuse, "les brebis restent sages normalement, là elles s'étaient dispersées, au matin toutes étaient remontées". Il en trouva une morte, "la plus laitière", un bélier avait la corne cassée, plus tard une brebis réapparut avec son agneau, très nerveuse, impossible à reprendre en main, maîtriser.
Cette situation a conduit aujourd'hui M... à bouleverser complètement ses pratiques: ses bêtes traites, sujets plus qu'objets de cette sélection attentive dont nous avons parlé, il ne les envoie plus une fois taries sur leurs pâturages d'arrière saison accoutumés, il les garde autour de sa cabane comme en période de traite mais est obligé alors de leur fournir, déjà, ce complément alimentaire normalement réservé aux périodes de neige! Un coût et du travail supplémentaires que nul "plan ours" ne compense, et pour les zones ainsi abandonnées: fermeture du milieu et perte de cette biodiversité spécifique liée à la présence millénaire du pastoralisme.
Faudra-t-il avant de comprendre l'impossibilité de la "cohabitation", en arriver à la situation asturienne du Parc des Picos de Europa avec les loups: disparition des troupeaux de brebis et chèvres rendant de moins en moins possible la fabrication du fromage de Gamoneu, reconversion des éleveurs en bovins extensifs, attaques alors sur ces bovins, conséquence: certains éleveurs n'estivent plus et passent à l'intensif industriel dans leurs exploitations? Belle réussite écologique!
- Conclusion
Comme l'analyse si fortement M... dans sa lettre à Mme Nelly Olin, les éleveurs de montagne, qui conduisent leurs bêtes en extensif, ne se trompent pas, ils ne mettent pas sur le dos de l'ours ou des loups ce qui, en fait, relève de "une politique qui, en plus de tirer le plus grand profit de nos ressources, n'a pas voulu nous voir et elle n'a été que néfaste pour nous."
Mais à l'heure où l'on redécouvre, y compris aux niveaux mondiaux et européens, l'importance de cet élevage extensif si longtemps oublié, d'abord comme production alternative aux excès de l'industrialisation des cheptels et des pratiques, ensuite comme façon de préserver les paysages et la riche biodiversité liés à cette forme d'élevage, on est face à un paradoxe incompréhensible:
- d'un côté, une espèce nullement menacée, l'ours brun, qui de toute façon n'atteindra jamais pas plus en Navarre que dans les autres régions pyrénéennes les nombres d'individus pour assurer naturellement sa survie, nous les avons vus: à court terme autour de 150, à long terme des centaines sur des milliers de km2.
- de l'autre, un retour imposé des ours totalement contradictoire avec cette nouvelle reconnaissance de l'extensif et cette volonté de relance, alors même que les conditions anciennes beaucoup plus favorables qu'aujourd'hui ne permettaient déjà pas la "cohabitation". Mais certains, volontairement ignorants, voudraient la vendre comme ayant existé jadis, en attribuant les problèmes actuels "à la paresse et à l'irresponsabilité des gens du métier comme on peut en déduire de la propagande du FIEP", ainsi que l'analysait très justement la lettre de M... jamais arrivée à Mme Ollin.
Il faut ajouter qu'en Navarre plus particulièrement, cette imposition française d'ours importés relève du mépris le plus absolu: en effet, le plan ours navarrais mis en place sous la pression des obligations européennes en 1996 (l'année des premières importations), précise bien qu'il refuse les importations d'ours: "Dans tous les cas, hormis s'il disparaissait par action directe de l'homme (braconnage, empoisonnement ...), la réintroduction de nouveaux spécimens d'ours bruns dans les Pyrénées est écartée."
Comprenne qui voudra, comprenne qui pourra. Mais il va falloir quand même savoir un jour ce qu'on veut:
- quelques ours réintroduits qui batifolent par ci par là dans les troupeaux, rendant très difficile l'exercice du pâturage et décourageant ceux qui continuent ou cherchent à relancer l'élevage extensif en montagne; quelques ours en nombre de toute façon insuffisant pour assurer la survie naturelle d'une population. Rien d'autre qu'un symbole du sauvage!
- du vrai sauvage, et on a vu les chiffres nécessaires. Nulle part sur terre ces chiffres ne "cohabitent" avec un véritable élevage ovin extensif, bovin pas davantage.
- ou un véritable respect pour celles et ceux qui obstinément, dans un contexte qui "n'a été que néfaste pour nous", ont permis qu'aujourd'hui le savoir faire, les races autochtones, le milieu, existent encore qui permettent à cet élevage extensif de jouer son rôle éminemment contemporain, et dans des conditions de vie elles aussi contemporaines: "en aucun cas il nous paraît convenable d'envoyer nos enfants ou nos vieillards surveiller les troupeaux dans la montagne comme il y a soixante ans car, eux comme nous sommes des personnes autant que vous."
B.Besche-Commenge ASPAP/ADDIP 12 octobre 2009