Mont Aiguille: attaque terroriste

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Nous reproduisons ci-dessous, en version copiable, le texte d'un article écrit par Daniel Taupin dans la revue "Paris-Chamonix" de janvier 1991 du CAF de Paris au sujet d'un équipement au Mont Aiguille.

Voir la copie de l'original dans la revue.

- L'état des lieux (sixième épisode) La voie ferrée du mont Aiguille sabotée par deux dangereux terroristes

Comme tout le monde le sait, le mont inaccessible (morts lnaccessibilis selon le texte en latino? volapuk apposé en 1933 au pied de ladite montagne) fut vaincu le 26 juin 1492 par un commando des troupes royales de Charles VIII dirigé par Antoine de Ville. Cet exploit militaire et exceptionnellement pacifique est donc considéré par les gens bien élevés comme le point de départ de l'alpinisme.
Aussi les honorables élus locaux de la région, toujours avides de manifestations où ils peuvent trôner devant les photographes de presse, verre à la main et écharpe tricolore autour de la taille, décidèrent de créer un comité des fêtes supplémentaire (le C.O. 500) dont le but était d'organiser des festivités festoyantes afin de célébrer dignement le cinq centième anniversaire de la naissance de l'alpinisme. Par exemple par un gueuleton au sommet de ce mont Inaccessible rebaptisé mont Aiguille depuis qu'il ne l'était plus.
Seulement voilà, même si la voie normale du mont Aiguille n'est pas vraiment difficile (Félix Germain et Serge Coupé ne daignent pas la coter, mais on peut vous dire qu'elle vaut PD sup. avec un petit surplomb en III+), elle ne semble pas à la portée de notables ordinaires, et encore moins à la descente lorsqu'ils auraient un peu forcé sur le champagne, la clairette de Die ou l'Apremont.
Pour pallier cette difficulté, on imagina en premier lieu d'héliporter nos honorables édiles au sommet de la montagne. On y renonça rapidement, peut-être parce que ce mode de dépose est mal vu des alpinistes et des écologistes, beaucoup plus probablement parce qu'il n'y a au sommet du mont Aiguille aucun endroit assez horizontal pour l'atterrissage de ces bruyants engins. Aussi décida-t-on de "sécuriser" la voie normale (équipée de câbles aussi vétustes qu'inutiles ou gênants) en créant une voie ferrée (via ferrata en langage vernaculaire alpino touristique) censée être un moyen sûr d'acheminer les joyeux et notables fêtards au sommet. Et aussi probablement un moyen d'attirer des touristes ordinaires dans la région pour que leurs deniers sonnants et trébuchants finissent dans l'escarcelle des commerçants et aubergistes de la contrée.
Evidemment, apprenant a posteriori cette construction ferroviaire dont l'obscure et confuse genèse sera sans nul doute une source féconde de thèses d'histoire dans les siècles à venir, beaucoup d'associations alpines, locales et nationales, émirent de vigoureuses protestations, notant au passage qu'il était pour le moins curieux qu'on prétende célébrer la naissance de l'alpinisme (pardon, de l'Alpinisme) en dénaturant justement le théâtre et l'objet de cette naissance.
Le parc du Vercors déposa une plainte, on contre-attaqua dans le "Dauphiné libéré", 1e Club alpin publia des communiqués outragés, le comité directeur de la F.F.M.E. prit unanimement position contre les vie ferrate constituant des accès à des sommets alpins ou situés en zones protégées ou de haute montagne (double condamnation en l'occurrence, puisque le mont Aiguille est dans une réserve naturelle), et le préfet décida qu'il était urgent d'attendre et de réfléchir.
C'est alors qu'on apprit qu'un commando de deux terroristes, armés jusqu'aux dents de cordes, de marteaux, de clés à pipe et circonstance aggravante? de clés à molette, débarqua depuis la région parisienne sans mandat ni Ausweis, envahit sauvagement les corridors du mont Aiguille, constata qu'une bonne partie des câbles installés, dans le Grand Couloir s'était déjà évaporée (selon nos informations à la suite de l'intervention d'une sixième colonne autochtone) et démonta en quelques heures la centaine de mètres de câbles restants et les cinquante barreaux qui commençaient déjà à y rouiller d'ennui.
Tous nos lecteurs ainsi que la Rédaction de notre revue ne peuvent qu'être scandalisés et écoeurés à la lecture de cet ignoble forfait qui témoigne d'une incroyable sauvagerie. Forfait aggravé par l'impudence qu'ont eue les terroristes en adressant des communiqués à la presse régionale et spécialisée, communiqués signés non pas? ainsi qu'il est de bon ton en pareille circonstance? d'un Front de libération ou d'une Armée de libération (organismes toujours inconnus des meilleurs services de renseignement), mais de deux patronymes accessibles au commun des mortels par un vulgaire minitel.
Une revendication d'attentat par des personnes physiques n'est évidemment pas conforme aux usages, de sorte que la C.I.A. et le K.G.B.? désormais associés? cherchent vainement à quelle organisation imputer ce crime (1). Aux dernières nouvelles on serait tenté de l'attribuer aux Services secrets du CO.S.IROC, mais celui-ci nous a répondu que si le COSIROC avait des services secrets, cela se saurait depuis longtemps. Or ça ne se sait pas, du moins pas depuis longtemps, ce qui est la meilleure preuve de leur inexistence. C'est pourquoi notre hypothèse est qu'il faut plutôt l'attribuer aux Services secrets de Polichinelle.
Quant aux revendications des auteurs de l'acte de terrorisme, elles sont assez nettement explicites dans leur communiqué de presse. On y lit notamment
"Alors que l'envie d`aventure" augmente dans nos pays occidentaux (voir toutes les publicités des associations ou agences de voyages dans la presse.spécialisée montagne/escalade), les territoires non aménagés tendent à s'y restreindre, notamment en montagne où passée l'époque de la "ruée vers l'or blanc" les équipements de tourisme sportif (hébergements, équipements d'escalade moderne abusivement transposés en haute montagne, câbles, vie ferrate, balisages, etc.) ont aujourd'hui une nette tendance à proliférer sans que les amateurs de terrains sauvages soient entendus. De ce fait, l'accès aux espaces sauvages (ou peu aménagés) est de plus en plus subordonné à de coûteux voyages, d'où une.sélection par l'argent (2) qui nous est inacceptable. Il est donc nécessaire de stopper et même d'inverser cette tendance.

"Gravir un sommet malaisé et en redescendre est une forme d'aventure qui a une saveur toute différente de l'ascension d'un belvédère facile ou d'une voie d'escalade rocheuse ou glaciaire (même extrême) se terminant sur un sommet ou un plateau "à vaches". Or, en dehors du massif du Mont?Blanc et de celui des Erins, les sommets d'accès assez difficile ou difficile (c'est?à?dire ceux dont les voies normales nécessitent les techniques de l'alpinisme) sont une infime minorité. Il faut préserver leur caractère. Dans le Vercors, qui possède des dizaines de belvédères faciles (dont les deux plus hauts sommets, Grandelloucherolle et Grand l'Eymont), seuls deux sommets sont d'accès techniquement réservé aux alpinistes (de niveau modeste, d'ailleurs): le Gerbier et le mont Aiguille. Il n'aurait donc pas été exorbitant de les laisser comme terrain de jeu aux esealadeurs?alpinistes (3)! Eh bien non, il a fallu pourchasser ces derniers réduits de l'aventure en Vercors en créant une via ferrata au mont Aiguille et en envisageant d'en créer une au Gerbier (4).

N'en étant pas à une contradiction près, les auteurs de l'attentat osent invoquer aussi des arguments de sécurité
"Malgré son altitude relativement modeste (2 086 m) le mont Aiguille est une montagne sérieuse, notamment par temps neigeux ou orageux. Même avec une via ferrata, l'évacuation de dizaines de personnes sur une paroi de style dolomitique et haute de plus de 200 mètres est une opération très problématique, et d'autant plus si les personnes à évacuer sont inexpertes ou sujettes à la peur du vide. Pour cette raison, il n'est pas raisonnable d'y attirer des foules, surtout si elles sont inexpérimentées.

Comme toutes les montagnes calcaires ou dolomitiques, le mont Aiguille est un gigantesque réservoir de pierres et de cailloux qui ne demandent qu'à tomber sous les pieds des visiteurs. Les alpinistes savent en principe marcher sur le rocher sain à côté des cailloux instables, les randonneurs parfois, les touristes (même alertes) rarement. En outre un grossier calcul montre que si on double la fréquentation, on double la quantité de pierres qui tombent, et on double la probabilité que chaque pierre cause un accident; moralité: si on double la fréquentation, on quadruple les risques d'accidents. Voilà donc une autre raison pour laquelle il n'est pas raisonnable d'y attirer des foules, surtout si elles sont inexpérimentées.
Pour accroître la sécurité "c'est la descente (des descentes) qu'il fallait aménager ou sécuriser, la voie normale de montée qu'il fallait nettoyer et non pas créer une montée supplémentaire. Or une via ferrata est, comme tout passage d'escalade fût?il facile, beaucoup plus aisée à monter qu'à descendre. Bref, la création d'une via ferrata au mont Aiguille aboutissait, du point de vue sécurité, à l'inverse du but prétendu. (..)

"La montée par la via ferrata était quasi commune avec la voie de descente classique. Elle avait donc pour grave inconvénient de briser le sens unique imposé par le rappel, donc de soumettre les gens qui montaient aux chutes des pierres balancées par ceux qui descendaient, et qui ne pouvaient pas savoir si d'autres montaient par le même chemin. Qui plus est, cette fissure Freychet se trouve exactement sous l'entonnoir, haut de plus de cent mètres, constitué par la voie normale de descente. Contrairement à la voie normale de montée où l'ascensionniste dispose toujours d'une marge de manoeuvre pour éviter les pierres, celui qui était engagé dans les dix derniers mètres de la via ferrata de la fissure Freychet était livré sans merci (sur 10 mètres environ) à des chutes de pierres qu'il ne pouvait de surcroît voir venir.

"Les raisons de principe, c'est?à?dire la protection des trop rares terrains de jeu d'alpinisme (5) justifiaient qu'on dépose cette via ferrata. Mais le choix de l'itinéraire justifiait qu'on intervienne vite, avant que des accidents se produisent. Nous nous attendions cependant à trouver du travail de bonne qualité technique, mais ce que nous avons trouvé nous a laissés pantois."

  • Les auteurs de la destruction de la via ferrata citent ensuite des arguments technologiques
    Utilisation d'un câble d'acier d'environ 8 mm de diamètre et gainé d'un plastique sans adhérence qui glisse dans la main et n'est d'aucun secours en cas de perte d'équilibre
  • "La présence de ces câbles risque aussi d'inciter les visiteurs à ne pas s'encorder mais seulement à y mousquetonner une longe (c'est?à?dire une sangle avec un mousqueton) coulissante, ce qui en cas de chute est le moyen génial de dépasser le facteur de chute théoriquement maximal de 2, donc de rompre soit la longe, soit le baudrier, soit les ancrages."
    "Câbles mal placés et déversants (à l'extérieur d'une cheminée, sur un éperon pratiquement lisse: si un néophyte préférait le câble à la cheminée facile, ses mains glissaient sur le câble et il s'écrasait immanquablement au sol)."
  • Erreurs de calcul (s'il y a eu calcul!) dans l'ancrage des barreaux: compte tenu des rapports de bras de leviers et de la faible implantation des goujons il suffisait de deux personnes corpulentes sur le même barreau (cas d'un croisement) pour dépasser la charge maximale admissible des goujons à l'arrachement.

Les terroristes ne se contentent pas de commettre des exactions, ils sont en outre diffamatoires envers les spécialistes de l'équipement en montagne:
"ll ne suffit pas d'être un technicien du sport ou un guide de haute montagne pour construire une via ferrata, il faut aussi avoir quelques bases d'ingénierie et de mécanique des matériaux...
Ils justifient enfin leur action en dénigrant la sagesse de nos autorités: " Le bon usage est de s'indigner vertueusement, de faire des déclarations, d'envoyer des protestations, de provoquer des colloques, de rechercher les responsabilités, d'en référer aux autorités, voire d'obtenir une décision de justice. Le malheur est que, si les décisions de justice sont efficacement appliquées quand il s'agit de saisir les biens de pauvres gens qui n'ont pas su gérer leurs dépenses, celles qui touchent à l'environnement et aux constructions illicites sont rarement appliquées: a-t-on jamais vu dynamiter un édifice construit sans permis de construire? Que non, on sermonne, on colle éventuellement une amende, et on régularise la construction illégale par un permis amendé. De même pour la télécabine Helbronner, construit sauvagement il y a trente ans, jamais détruit, reconstruit après qu'un avion l'eut percuté car il n'était pas sur les cartes, et pour lequel on débloque des crédits de rénovation. Idem à notre connaissance pour la station de radio de l'aiguille de Tré laTête.

"Considérant donc que le maintien du statu quo était la règle normale de notre fonctionnement politique, considérant qu'il y avait urgence à supprimer des équipements dangereux, nous avons préféré sauvagement que le statu quo provisoire risquant de durer indéfiniment soit conforme aux souhaits des amateurs de nature, et que la pollution n'ait pas une fors de plus la priorité. Comme par ailleurs il n'est pas dans nos moeurs d'envoyer "au charbon" des sous-fifres (ou des services secrets) (6) pour s'en désolidariser au cas où les choses se gâteraient, nous l'avons fait nous-mêmes, le jeudi 10 octobre 1990."

A nos lecteurs de juger

p.c.c. Daniel Taupin
27 octobre 1990
P.S.: Comme dans tout bon polar, l'un des deux énergumènes cités plus haut est récemment retourné sur les lieux du crime; résultat: la boîte à lettres, située après le rappel, qui avait été volontairement obstruée, a été dégagée grâce à la participation de quelques sympathiques terroristes d'occasion et de passage.

(1) Selon des milieux habituellement bien informés. leurs bases de données relatives aux organisations terroristes se plantent si on ne remplit pas la case "organisation secrète d'appartenance"
(2) On reconnaîtra là la langue de bois propre à tous les groupes terroristes d'idéologie subversive.
(3) On reconnaît bien là le discours antiprogrès classique des groupes marginaux qui affectent de se déplacer à pied ou à vélo.
(4) Cette dernière information est peut être sans fondement, mais il vaut mieux combattre un bruit non fondé que de se trouver face à une décision irrémédiable. Note écrite par les terroristes dans leur communiqué.
(5) Nous écrivons bien: "alpinisme" et non "d'escalade": le mont Aiguille est un lieu où peuvent aller des alpinistes, même de niveau très modeste, c'est un terrain dangereux pour des purs grimpeurs, fussent?ils de niveau 86. Note écrite par les terroristes.
(6) Encore une grossière diffamation à l'égard de... (chut !)