Ce matin, Jean Hivert prend la route des hauts de Saint-Leu, sur l'île
de la Réunion. Trois fois par semaine, ce scientifique du Conservatoire
national botanique de Mascarin recense sur le terrain les plantes qui
figureront dans l'Atlas de la flore réunionnaise. Le projet a
été lancé il y a trois ans. Jusqu'à présent,
15 % de la superficie de l'île ont été couverts.
Au rythme de deux mailles par jour, soit 2 km2, le travail avance lentement.
"A deux
personnes, nous devons couvrir 2 500 km2 et je n'ose plus prévoir
quand nous aurons terminé. Cette marche sera certainement la
plus longue de ma vie", sourit Jean. Pour un botaniste, la
Réunion est un terrain rêvé. Elle est, avec les
autres îles de l'archipel des Mascareignes, l'un des 34 "points
chauds" de la biodiversité mondiale reconnus pour abriter
un nombre exceptionnellement élevé d'espèces uniques.
Des espèces qui figurent aussi parmi les plus menacées.
A la Réunion,
un tiers encore de la végétation primaire est resté
intact, soit bien davantage qu'à Maurice ou à Madagascar.
En 2007, un parc national naturel a été créé
pour la protéger. Il épouse grosso modo les limites du
domaine forestier géré jusqu'alors par l'Office national
des forêts (ONF), couvre 100 000 hectares, soit plus de 40 % de
la superficie de l'île. Le 9e parc national français a
été officiellement inauguré mercredi 9 juillet.
Sa création
a donné lieu à de houleux débats. Et si les élus
se sont finalement rangés à l'idée, les craintes
demeurent. Dans une région où le taux de chômage
dépasse 20 % et où un grand nombre d'habitants vivent
d'allocations de solidarité, l'idée de devoir un jour
sacrifier des projets de développement sur l'autel de la biodiversité
ne plaît pas à tout le monde.
D'autant qu'ici,
la croissance démographique alourdit chaque jour un peu plus
les besoins. En 2030, selon toutes les prévisions, la population
atteindra 1 million d'habitants, contre 765 000 aujourd'hui. "Les
gens ne pourront pas faire autrement que de monter vers les hauts, et
le parc sera entouré d'une vaste ville", prédit Dominique
Strasberg, professeur à l'université de la Réunion.
Les communes situées dans la zone tampon entre le parc et le
littoral ont deux ans pour rédiger un cahier des charges qui
fixera les termes d'un modus vivendi.
Le relief fracturé
de la Réunion constitue, dans cette compétition pour l'espace,
le principal atout des défenseurs de la biodiversité.
La succession d'événements volcaniques à l'origine
de ce caillou posé au milieu de l'océan Indien a mis à
l'abri, en les rendant difficilement accessibles, des paysages singuliers.
Comme la forêt primaire de Bebour-Bélouve qui offre, au
coeur de l'île, le spectacle de fougères arborescentes
pouvant atteindre une quinzaine de mètres de haut.
La beauté
de ces paysages n'est pas la seule raison qui milite en faveur de leur
préservation. "La régulation des pluies repose sur
cette végétation. La "mer" de nuages qui recouvre
l'île la plupart du temps produit ce que nous appelons des "pluies
occultes" que seuls certains arbres sont capables de capter. Sans
eux, l'alimentation en eau de tout le territoire serait totalement désorganisée",
explique le géographe René Robert.
Sur son cahier,
Jean Hivert note méticuleusement toutes les espèces qu'il
rencontre. Une colonne est réservée aux plantes envahissantes,
ces "pestes végétales" qui colonisent petit
à petit les espaces les plus reculés et constituent pour
le moment l'une des menaces principales pour la survie des plantes endémiques.
A la Réunion, les spécialistes estiment à une centaine
le nombre de ces "plantes du mal". "L'ensemble du
parc est touché à des degrés divers",
affirme Julien Triolo, de l'ONF. C'est à lui que Jean Hivert
envoie des messages d'alerte lorsqu'il identifie un nouveau foyer d'invasion
sur lequel il est encore possible d'agir.
Le plus souvent,
l'arrachage se fait à la main, mais, dans les cas les plus graves,
les botanistes optent pour une riposte biologique en introduisant un
parasite ou un insecte prédateur. Cette opération très
délicate vient d'être engagée dans le sud de l'île
pour lutter contre le raisin marron, une liane dont la progression est
galopante.
"Il faut
en moyenne dix ans pour trouver le bon agent ; cela marche une fois
sur deux et cela coûte très cher", avertit Christophe
Lavergne du Conservatoire botanique de Mascarin. Dans ce cas précis,
l'insecte a été importé de Sumatra. Avant de procéder
aux premiers lâchers sous serre, les scientifiques se sont assurés
en laboratoire qu'il ne s'attaquerait pas aux cultures commerciales
comme la canne à sucre, le café, la mangue... ni aux autres
plantes indigènes.
La lutte contre
le goyavier, considéré comme l'une des cinq plantes les
plus conquérantes au monde, est plus délicate. Le commerce
de ses baies rouges est devenu une source de revenus pour certains habitants
vivant à l'intérieur du parc. Depuis une dizaine d'années,
à l'occasion d'une fête populaire, la petite commune de
La Plaine-des-Palmistes élit même, sa "Miss Goyavier".
Et le maire ne veut surtout pas entendre parler de "peste végétale".
Auteur
: Laurence Caramel
Source : Le
Monde du 16 juillet 2008